Photo d'un marché

Production de génériques, le rendez-vous manqué du Nigeria

Une nouvelle étude américaine vient de confirmer le fort potentiel de l’industrie pharmaceutique nigériane. Pourtant, les professionnels peinent à exploiter le filon. En cause, un marché hyper-libéralisé, la circulation des faux médicaments et le manque d'infrastructures. 

A Lagos, la réputée entreprise pharmaceutique Emzor est encerclée de grandes grilles bleues et de fils de fer barbelés. Deux caméras de vidéosurveillance pointent les entrées. Un gardien ouvre une petite trappe, seul son visage est visible à travers les barreaux. Les réponses sont laconiques, le regard méfiant. Impossible de rencontrer un responsable, de prendre rendez-vous. « Toutes les demandes doivent être adressées par courrier à la direction. » Des demandes qui resteront sans réponse. Il en sera ainsi pour toutes les autres entreprises de production de génériques locales : difficile d’approcher les professionnels de ce secteur, qui suscite pourtant tant d’intérêt. 
En décembre, le cabinet de conseil américain Frost and Sullivan a publié une étude très complète sur les opportunités qu’offre l’industrie pharmaceutique nigériane : Healthcare Infrastructure in Nigeria - Key Opportunities 2017-2020. Dans ce pays de 186 millions d’habitants, les nouveaux modes de vie sédentaire et les maladies cardiovasculaires ou chroniques comme le diabète vont entraîner des besoins en médicaments très importants décrit le rapport. En somme, l’industrie pharmaceutique du pays est un secteur prometteur où il fait bon investir.

L’espoir de l’Afrique subsaharienne

Alors que le continent africain ne produit que 0.7% de médicaments, les génériques qui reprennent la même composition que ceux des marques déposées à la fin de leur brevet d’exploitation, sont la solution idéale pour un accès aux soins à bas coût. Le Nigeria, au fort taux de croissance, est vu comme l’espoir de l’Afrique subsaharienne. Il compte aujourd’hui 150 fabricants de génériques. Malgré cela, la production nigériane, qui s’élève à 20%, ne décolle pas. Les importations sont toujours aussi élevées avec notamment 11% de médicaments français.
Malgré le secret entourant ce secteur, un fils d’un producteur nigérian de génériques accepte un rendez-vous. Il est 11 heures, à Lagos. Les ventilateurs du Bogobiri, lieu huppé du quartier chic d’Ikoyi, tournent à pleine vitesse. Jeff - qui ne donnera jamais son patronyme- se fait attendre pendant deux heures encore. Lorsque le trentenaire, arrive et s’installe, il nous jette à peine un regard. « Vous êtes venus jusqu’ici “juste” pour avoir des infos sur les industries pharmaceutiques au Nigeria ? », demande-t-il incrédule. On apprendra plus tard qu’il pensait que les informations seraient vendues à un laboratoire français. Pour lui, de nombreux obstacles empêchent la production locale de se développer. « La composition du secteur est très complexe : les chaînes d’approvisionnement et de distribution sont fragmentées et compliquent la vigilance et le contrôle de l’Etat, qui intervient peu dans ce domaine. Ce que vous voyez à Idumota n’est qu’une infime partie de la distribution de médicaments. »

Poisson frit, chaussures et… cartons d’insuline

A Idumota, le plus grand marché d’Afrique de l’Ouest, de petites échoppes remplies de médicaments voisinent avec les grossistes, vendeurs de chaussures, de fruits et autres stands de matériels électroniques en tout genre. Une proximité surprenante. Ainsi, à 50 mètres de l’étal d’une mama put, comme on appelle les cuisinières de rue à Lagos, qui fait frire le poisson et sert le riz dans la feuille de bananier, une pile de cartons d’insulines attend d’être rangée. D’un pas pressé, des hommes et des femmes tentent de se frayer un chemin avec de gros cartons sur la tête. Dessus, on peut lire la provenance des médicaments : made in India, made in China. Sur d’autres, des inscriptions françaises… Plus loin, des femmes accroupies enlèvent et jettent à terre les emballages des médicaments destinés à ceux qui achètent au détail. Sous la chaleur du midi, les médicaments à peine livrés n’ont pas souvent les modes de conservation requis. Pourtant, hôpitaux, pharmaciens mais aussi vendeurs à la sauvette viennent se fournir ici. « C’est ça Lagos ! répond Ibrahim (1), installé devant sa minuscule échoppe. Le médicament est un business illimité car les maladies existeront toujours. J’ai juste besoin d’une autorisation pour ouvrir ma petite boutique. » 

Du côté du gendarme du médicament, la National Agency for Food and Drug Administration and Control (NAFDAC), on assure que les commerçants d’Idumota doivent avoir une certification pour vendre ces médicaments. « Un diplôme ? Non ! », répondent unanimes les commerçants interrogés au marché. « Les clients qui viennent savent ce qu’ils cherchent. On leur donne. C’est tout », conclut l’un d’entre eux. « Ici, beaucoup viennent du Bénin, du Mali ou de la Côte d’Ivoire… On ne fournit pas seulement le Nigeria mais l’Afrique de l’Ouest », affirme fièrement une vendeuse qui n’a pourtant aucune qualification en pharmacie.

30% du temps sans électricité

Le manque de connaissances encourage aussi la circulation de faux médicaments, pourtant une des grosses épines dans le pied qui empêche le secteur de décoller. A Idumota, impossible pour un acheteur de déceler le vrai du faux. Dans un pays où le problème était endémique dans les années 2000, la NAFDAC a dû se retrousser les manches. Dernière innovation, elle a mis en place un numéro de téléphone où les usagers peuvent envoyer par texto le code-barres afin de s’assurer de l’origine du médicament. Impossible de mesurer les effets de ce dispositif car l’agence n’a pas répondu à ce sujet. Moins chers, ces médicaments, pour la plupart venus de Chine et d’Inde, concurrencent férocement les unités de production locales. Le gouvernement a annoncé qu’il centraliserait les points de vente et que toutes les échoppes de médicaments à Idumota seront fermées le 1er août 2018. 

Loin de la frénésie du marché, Chris, grossiste en pharmacie à Lagos, nous reçoit chez lui. Pour lui, Idumota n’est pas le seul problème. « Comment vous voulez que le secteur se développe si on ne règle pas les questions d’infrastructures ? », s’insurge le grossiste en pharmacie. Environ 60% de la population est privée d’électricité et la moitié des habitants ayant accès au réseau subit des coupures 30% du temps selon une étude publiée en 2016 par l’ambassade de France au Nigeria. Pour développer des activités très rigoureuses comme la production de médicaments, il faut donc avoir recours à des groupes électrogènes très coûteux. Pour le pharmacien, la première barrière « c’est le manque de moyens financiers. Les banques ne nous donnent pas de crédits. Nous sommes 15 000 pharmaciens capables de produire les médicaments. Mais environ 80 % sont importés, seulement 20 % sont produits localement ».

Des chiffres qui s’expliquent par une politique fiscale qui encourage les importations de médicaments finis. Récemment une pénurie de matières premières a poussé la discrète Pharmaceutical Society of Nigeria, représentant les pharmaciens du pays, à sortir de son silence. Selon l’organisme, 98% des matières premières utilisées dans la production de médicaments au Nigeria sont importées. Or, l’Etat fixe 5 à 20 % de taxe sur les matières premières importées contre… 0% sur les produits finis ! Difficile donc de concurrencer les prix des médicaments importés.  

Le potentiel de l’industrie pharmaceutique nigériane tant loué par les cabinets d’expertise ne semble donc pas profiter aux professionnels du pays. Il aiguise en revanche l’appétit de producteurs de génériques étrangers. Ainsi, sont désormais installées au Nigeria l’Indienne Cipla mais aussi la Française Ranbaxy, la Sud-africaine Aspen et l’Américaine Mylan… L’an dernier, Biogaran, filiale de Servier, a racheté la pourtant très reconnue nigériane Swipha qui manquait de moyens financiers. Dans la presse, l’entreprise s’est enthousiasmée de pouvoir enfin « mettre un pied en Afrique de l’Ouest ». Chacun essaie de s’y tailler la part du lion. Laissant loin le doux rêve d’un pays autosuffisant dans la production de médicaments accessibles à tous.